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YURI BESSMERTNY ET LA NOUVELLE HISTOIRE EN RUSSIE

Yuri Bessmertny, decede a Moscou le 30 Novembre 2000 a l'age de soixante dix-sept ans, etait une figure emblematique de l'historiographie russe dont il etait devenu, dans les annees 80 et surtout 90, l'un des leaders les plus actifs et les plus ecoutes.

L'eleve de l'ecole russe de l'histoire rurale

Un combattant, dans sa jeunesse, de la Deuxieme Guerre Mondiale, Yuri Bessmertny n'a commence qu'assez tardivement ses etudes a l'Universite de Moscou. A la Faculte d'Histoire ou il a choisi de se specialiser dans le domaine de l'histoire medievale, il avait de la chance d'avoir comme ses maitres nombre d'historiens de tres haute qualite, comme par exemple Eugeny Kosminsky, historien de l'Angleterre medievale, qui etait a son tour le disciple de l'ecole russe de l'histoire rurale representee par P.Vinogradoff, A.Savin, D.Petrouchevsky. Il faut mentionner ensuite Alexandre Neousykhine, sorti de la meme ecole, historien du Haut Moyen Age allemand et francais, connaisseur des sources medievales, mais aussi theoricien de l'histoire de la mouvance neo-kantienne, dont Yuri Bessmertny etait devenu l'un des plus proches eleves.

Le departement de l'histoire medievale ou Yuri Bessmertny a fait ses etudes avait alors une reputation speciale: les vieux maitres connus pour leur erudition, porteurs de la culture professorale de l'avant 1917, s'inscrivaient pas trop bien dans le paysage intellectuel et social qui etait de plus en plus domine par les arrivistes de la cohorte des "professeurs rouges". Contrairement a une representation simplifiante, l'Universite russe, meme sous le pouvoir stalinien, a su garder, jusqu'a dans les annees 40, certains elements sinon de l'autonomie, du moins de sa tradition academique, ce qui n'est guere etonnant, etant donne la mobilisation, somme toute assez massive, de l'intelliguentsia russe en faveur du regime communiste. A mesure que la formation de la nouvelle intelliguentsia sovietique s'avancait et que les vieux maitres disparaissaient sous l'action du temps et des repressailles, les ilots de l'ancienne culture professorale devenaient de plus en plus isoles. A l'Universite de Moscou le departement de l'histoire medievale etait parmi les derniers de ces ilots. Dans ces conditions, il etait normal qu'il a souffert plus que les autres de la lutte contre les cosmopolites (en fait contre les intellectuels juifs) a la fin des annees 40, l'une de dernieres campagnes ideologiques staliniennes qui etait, en ce qui concerne les rapports des forces academiques, l'assault definitif des professeurs rouges contre l'Universite traditionnelle.

La lutte contre les cosmopolites et l'historiographie sovietique

La generation de Yuri Bessmertny a vecu la lutte contre les cosmopolites comme une experience collective formatrice dont les traces se faisaient encore sentir a l'epoque de la perestroika. On peut meme dire sans forcer les mots que les origines des principales divisions internes qui ont caracterise l'historiographie sovietique de toute la periode d'apres la mort de Staline, datent precisement de la fin des annees 40.

A la Faculte d'histoire de l'Universite de Moscou, le victime principal de la campagne etait Neousykhine. Les etudiants qui etaient obliges d'assister aux reunions des professeurs, ou ils voyaient leurs maitres se repantant en publique et s'accusant eux-memes de tous les peches possibles, etaient aussi invites, par l'organisation du parti, d'ajouter leur voix d'indignation au choeur critique. Mais parmi les eleves de Neousykhine, certains n'ont pas voulu l'accepter. Au cours d'une reunion d'etudiants, ils ont ose de defendre Neousykhine en disant que son approche ne pechait en rien contre le marxisme. Parmi ces etudiants, il y avait Yuri Bessmertny. Contrairement a ce qu'on pourrait attendre, les represailles n'ont pas suivi, du moins non pas dans l'immediat. En toute probabilite, les dirigeants de l'organisation universitaire du parti ont prefere de n'en pas faire le cas, pour ne pas montrer qu'ils ne controlaient pas leurs etudiants.

Malgre ces faibles protestations, la campagne contre les cosmopolites a eu des effets tres considerables tant pour les rapports des forces academiques que pour le climat intellectuel general dans le pays. Les vieux maitres qui etaient deja accoutumes depuis longtemps de confesser publiquement auquel point il leur etait necessaire d'ajouter a leur competence technique le marxisme organique des professeurs rouges, se sentaient maintenant, apres avoir passe par cette nouvelle humiliation, a la merci des arrivistes de la nouvelle formation. Ils etaient, presque tous, brises psychologiquement, et meme s'il leur etait permis de poursuivre leur recherches et meme l'enseignement, ils ont trop perdu en creativite, sans parler du pouvoir. En meme temps, il s'etait forme un groupe de plus jeunes historiens, qui se sont montres suffisamment conformistes au cours de l'affaire Neousykhine, le groupe qui a bientot etabli sa domination dans l'historiographie sovietique. En ce qui concerne les etudes medievales, ce groupe etait represente tout d'abord par Nina Sidorova, historienne de la culture medievale francaise, qui expliquait la lutte des idees philosophiques du XII-e siecle par celle des classes. Autour d'elle, il a apparu toute la generation des maitres de la langue de bois marxiste, qui ont su garde le pouvoir jusqu'a la fin des annees 80, tels Alexandre Danilov, Alexandre Tchistozvonov, Zinaida Oudaltsova, Eugenia Goutnova. C'est a propos de ces gens qu'il semble juste de penser tout ce qu'on pense normalement des historiens marxistes. Bizarrement, l'autorite de ce groupe etait benie par les vieux maitres auxquels le groupe a rendu, apres la mort de Staline, tous les signes de reverence possible, sauf bien entendu le pouvoir. Par contre, les carrieres de ceux qui etaient etrangers a ce groupe dominant, ont deroule non sans difficiltes.

"La campagne feodale et le marche" (1969)

Yuri Bessmertny a passe dix ans dans l'enseignement secondaire, ce qui, dans les conditions sovietiques, laissait peu de chances a une carriere de chercheur. Mais le travail acharne qui lui a presque coute la sante, lui a permi tout de meme de soutenir sa these de candidat des sciences historiques et d'entrer, comme chercheur, a l'Institut de l'Histoire Universelle de l'Academie de Sciences, ou il etait bientot rejoigne par Aaron Gourevitch. Il y a travaille jusqu'a la fin de sa vie. La position de chercheur etait prestigieuse mais, dans un sense, marginale: les chercheurs etaient coupes des etudiants, et par consequence de la reproduction de la profession. Seuls ceux parmi eux qui appartenaient au groupe dominant etaient autorises de cumuler le poste de chercheur avec l'enseignement. Ni Gourevitch, ni Bessmertny n'etaient jamais autorises d'enseigner a Moscou - jusqu'a dans les annees 90. Pour vrai dire, meme apres 1991, l'entree de le faculte d'histoire de l'Universite de Moscou, ou dominent encore les heritiers de Sidorova, leur est restee interdite, et ce n'est que dans des universites nouvellement creees apres la chute du communisme que, deja mondialement connus, ils ont rencontre les etudiants de Moscou. Avant, Aaron Gourevitch, tout en vivant a Moscou, devait longtemps enseigner a l'universite provinciale de Kalinine - la pratique qui, a la difference de la France, etait presque absolument etrangere a la Russie avec son systeme malheureux des communications. Quant a Bessmertny, lui, il a profite, dans les annees 70, de l'invitation de l'Universite eloignee de Gorky, ou il a forme ses premiers disciples.

Apres avoir entre a l'Academie des Sciences, Yuri Bessmertny s'est concentre sur la preparation de sa deuxieme these. Publiee en 1969, elle portait sur les changements advenus a la campagne medievale a la suite du developpement des villes et du commerce aux XI-XII-e siecles. Plus tard dans sa vie, il tendait a presenter ce livre comme assez traditionnel pour l'historiographie sovietique, ce qui etait loin d'etre le cas. D'ailleurs ecrit ante lucem, c'est a dire avant la profonde mutation intellectuelle qui lui etait advenue a la fin des annees 60, le livre, dans une certaine mesure, repondait au questionnaire formule par l'ecole de Neousykhine. Il est vrai que la discussion des formes de dependance paysanne (le sujet prefere des historiens marxistes) constituait encore l'essentiel du livre, mais ses tendances novatrices etaient non moins evidentes. Ainsi, Bessmertny etait l'un des premiers en Russie a appliquer systematiquement les methodes quantitatives a l'histoire medievale. Il etait aussi parmi ceux qui, apres la periode ou il etait deconseille de se pencher trop sur l'historiographie dite bourgeoise, ont commence de faire connaitre au lecteur russe l'oeuvre des historiens occidentaux, et en particulier celle de l'ecole des "Annales" dont il etait assez vite devenu l'admirateur, en meme temps que critique attentif.

Mais l'apport principal du livre de Bessmertny me semble avoir ete ailleurs: il a introduit, dans l'historiographie sovietique, la problematique de l'historie sociale. Il s'agit d'abord de l'histoire sociale au sense "etroit", celui qui lui etait normalement donne en France dans les annees 60, c'est-a-dire, de l'histoire de la formation et la stratification des groupes sociaux. Avant, l'historiographie sovietique suivait ce qu'on peut appeler le modele de trois spheres. Histoire generale se presentait aux histoiriens comme situee a trois niveaux: socio-economique, socio-politique et politico-ideologique. Structurellement proche du modele labroussien, celui des historiens sovietiques repondait neanmoins a des preoccupations intellectuelles et politiques differentes et presupposait une logique differente de l'explication historique. C'etait une histoire des luttes des classes, l'existence desquelles devait etre demontree au premier niveau du modele, la lutte decrite au deuxieme et la conscience analysee au troisieme. Un tel decoupage exprimait de facon immediate l'ideal marxiste de la personnalite dont la valeur supreme etait de participer a la lutte de la classe ouvriere pour l'avenir radieux. Dans la mesure ou, par exemple, la categorie du socio-economique ne permettait guere d'autres formes d'analyse du social que celles qui mettaient en relief la dependance du social par rapport a l'economique (ce qui empechait les historiens marxistes a voir d'autres formes d'organisation de la societe que les classes), on peut dire que l'histoire sociale n'existait pas dans le cadre de ce modele.

Or, dans les annees 60 la desagregation du modele des trois spheres s'est commencee. Un nouveau decoupage etait en train d'emerger. L'economique, le social, le politique et le culturel etaient compris comme des domaines autonomes de la vie sociale, ce qui etait gros de consequences pour toute la conception marxiste de l'historie. Non seulement l'etude des processus economiques ou sociaux a demande, dans le cadre du modele des quatres spheres, de competences techniques que les historiens de la lutte des classes ne possedaient simplement pas (dans ce sense, la nouvelle histoire a la russe etait la negation evidente de l'ecole sovietique), mais aussi le model explicatif s'est radicalement change: ce n'etait plus la volonte humaine dirigee pas la conscience de classe, mais le jeux complexe des forces supra-humaines qui presidait au mouvement de l'histoire. Donc en fait il s'agissait d'une evolution qui n'etait pas sans parallele au developpement de l'historiographie francaise qui a eu lieu dans deux ou trois decennies precedentes. Ce n'etait plus l'ideal du combattant de la lutte de classes, mais celui de l'expert apolitique qui etait le sense cache du discours historien. Cette mutation liee a l'evolution ideologique de l'intelliguentsia sovietique dans les annees 60 et 70, aurait ete l'acquis principal de l'historiographie sovietique de cette periode.

L'oeuvre de Yuri Bessmertny n'est pas comprehensible en dehors de cette evolution. Meme en suivant le programme de recherche de l'ecole de Neousykhine, il n'a pas pu resister a la tentation d'exprimer, par sa recherche, de nouvelles aspirations sociales. En ce qui concerne l'histoire sociale, il etait l'incontestable pionnier. Si je peux evoquer ma propre experience, ce sont ses reflexions sur la pluralite des facteurs qui avaient determine la position sociale des individus dans la societe medievale, qui ont facilite la liberation des chercheurs de ma generation de l'influence du dogme marxiste et nous ont montre l'interet de l'histoire de la stratification sociale. Aujourd'hui, cette histoire semble perimee, mais dans les annees 60 une telle vision paraissait promettante.

Mais le role du pionnier de l'histoire sociale n'etait pas celui qui determine l'itineraire intellectuel de Yuri Bessmertny. L'evolution historiographique generale a donne, a la fin des annees 60, un tournant decisif a son travail.

Le "Communiste" et la naissance de l'historiographie non-officielle en U.R.S.S.

La mutation intellectuelle de l'historiographie sovietique dont on a parle plus haut, ne resta naturellement pas sans reponse de la part des autorites ideologiques. L'ere de la liberalisation du regime communiste etait en train de se terminer, et les partisans du stalinisme, quoique modere, regagnaient peu a peu le terrain. C'est dans ce contexte qu'en 1965 l'un des plus proches eleves de Neousykhine et des leaders du nouveau establisment de la profession historique, Alexandre Danilov, a publie dans le "Communiste", la principale revue officielle du parti, l'article qui a severement critique la tendance "structuraliste" recemment apparue, selon lui, dans l'historiographie sovietique (le fait que les historiens concernes n'avaient pas grande chose a voir avec le structuralisme au sens propre n'a pas empeche d'utiliser ce mot comme marqueur ideologique). Il s'agissat au fond du groupe des historiens, presque tous juifs, qui n'appartenaient pas au lobby dominant. Bessmertny a ete bien evidemment inclu dans ce groupe, malgre la protestation de Neousykhine qui a essaye de convaincre Danilov de faire grace a Bessmertny (qui, a la difference des autres "structuralistes", n'avait pas encore soutenu sa deuxieme these). A la priere du maitre, Danilov etait dit de repondre: "J'ai tout l'estime a vous, mais la verite est plus importante pour moi".

L'article de Danilov n'a eu que des consequences relativement peu lourdes pour le groupe concerne (neanmoins la soutenance de la these de Bessmertny n'a eu lieu que quelques annees plus tard). Il y avait la rumeur que le vice-president liberal de l'Academie des Sciences Roumiantsev a intervenu en faveur des "structuralistes" Mais cet article a fait l'epoque dans l'histoire de l'historiographie sovietique, du moins en ce qui concerne les etudes medievales. Apres une periode ou, dans les conditions de la liberalisation khrouchtchevienne, les lignes de demarcation interieures n'etaient guere importantes pour le milieu des historiens, il s'etait forme, par la force des choses et de la pression exterieure, un groupe des historiens marginaux et meme opposes. Par le meme geste, ceux qui ont soutenu Danilov, quoique tacitement (la majorite ecrasante), se sont trouve du cote du groupe dominant. Tout en ayant reproduit, avec beaucoup d'exactitude, la division qui s'ammorca deja a l'epoque de la lutte contre les cosmopolites, cette division a cree deux historiographies au sein d'une seule, celles que, par le futur, on a commence de nommer officielle et non-officielle, ou encore traditionnelle et non-traditionnelle.

Il n'en est rien d'etrange: c'est juste a cette epoque que l'intelliguentsia sovietique, en face de l'endurcissement du regime, s'est scindee en groupes a l'orientation politique et intellectuelle differente. La majorite a pris une position de compromis tacite avec le pouvoir, le compromis paye par des reactions psychologiques perverses, tandis que la minorite a prefere l'opposition, plus ou moins ouverte. Ils n'allaient qu'exceptionnellement jusqu'a la dissidence politique, mais les contemporains savaient bien distinguer entre la minorite et la majorite.

En ce qui concerne l'historiographie, il y avait nombre de groupes opposes. A cote de celui dont il est questiuon ici, il y avait un groupe des historiens de la Russie du debut du XX-e siecle, qui ont tente la revision de la conception officielle de la revolution de 1917. Mikhail Guefter (ami personnel de Bessmertny) s'etait presente comme le methodologue de ce courant. Il y avaient aussi ceux qui, comme Alexandre Nekritch, s'etaient penches sur les causes de la defaite de l'Armee Rouge en 1941. Le groupe des "structuralistes" etait moins visible parce que les sujets dont ils traitaient n'etaient pas directement lies aux debats politiques. Mais en ce qui concerne le mouvement intellectuel de longue duree, le "structuralisme" etait de l'importance cruciale, en faisant partie du mouvement qui, depuis les annees 60, a traverse toutes les sciences humaines et sociales en Russie. Il s'agit du spectre tres variable des etudes sur la culture (en russe, on dit la "culturologie"), dont l'expression la plus parfaite etait l'ecole semiologique de Tartu.

La force de la culture

Cette ecole dont Yuri Lotman etait la moteur et le chef incontestable, s'est formee au cours des annees 60. Il consistait surtout des linguistes, des historiens de la litterature et, parfois, des philosophes, souvent de mouvance bakhtinienne. Le groupe des medievistes non-traditionnels de Moscou ne s'y associa qu'un peu plus tard. Malgre le fait qu'entre eux et les semiologues de Tartu il n'y avait qu'une tres vague "ressemblance de famille", un tel rassamblement des forces n'etait pas du au hasard, et cela pour deux raisons. En premier lieu, a mesure que la differenciation interne de l'intelliguentsia devenait plus prononcee et que les pouvoirs ideologiques prenaient de plus en plus le controle des milieux academique de Moscou et de Leningrad, l'universite provinciale de Tartu etait devenu un centre d'attraction pour tous les groupements marginaux d'intellectuels opposes. Dans les annees 60, pour s'exprimer, il fallait souvent aller le plus loin possible de Moscou. Mais il y avait aussi une raison plus fondamentale pour que le groupe des medievistes non-traditionnels se ralie a l'ecole de Tartu, a savoir, qu'ils ont partage la preoccupation fondamentale de tartussiens - et de bakhtiniens - avec la culture.

La formation de l'ecole des medievistes non-traditionnels n'etait pas due qu'aux strategies academiques et pression politique. En fin des comptes, il y avaient beaucoup de chercheurs qui n'ont pas etaient acceptes par l'establishment academique, y compris pour des raisons ideologiques, sans que cela ait resulte a la formation de l'ecole alternative. A cote des personnalites fortes des medievistes non-traditionnels, c'est la force de l'idee de culture qui a fait possible la formation de l'ecole.

L'evolution dont il s'agit n'avait rien de specifiquement russe. C'est dans le meme temps qu'un pareil changement ideologique a eu lieu en d'autres pays dont la France. Les medievistes non-officiels de Moscou, qui ont commence leurs carrieres comme specialistes de la vie rurale, ont presque repete le trajet des historiens comme Georges Duby, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Le Goff ou Francois Furet. A la difference de l'histoire sociale qui n'a commencer de se developper en Russie qu'avec un certain retard par rapport au cas francais, l'histoire des mentalites a ete, dans les deux pays, l'oeuvre de la meme generation, ou presque. En Russie, les medievistes non-traditionnels, et tout d'abord Aaron Gourevitch, furent les premiers a l'introduire.

Pour expliquer une telle simultaneite, il faut probablement penser a des phenomenes mondiaux, et en premier lieu a la chute du communisme comme projet culturel qui mettait l'accent sur l'idee de la lutte de classe et sur l'ideal correspondant de la personnalite. Une culture plus humaniste de l'intelleguentsia, qui, a partir des annees 60, a etabli sa domination dans le monde occidental et s'est revele aussi assez influente en l'U.R.S.S., a remplace cet ideal stalinien par celui de la personnalite concue comme porteur de la culture. Dans le contexte sovietique, c'est juste cette idee qui a servi de denominateur commun a tous les courants intellectuels opposes depuis les annees 60. C'est cette idee qui a finalement sape les fondements ideologiques du regime communiste.

Les medievistes non-traditionnels de Moscou etaient alors l'un des groupes d'intellectuels opposes le plus en vue. Leur influence allait bien au-dela du milieu des medievistes - ou meme des historiens en general. Il y avait trois personnages centraux dans ce groupe - a cote de Gourevitch et Bessmertny il faut nommer Leonide Batkine, historien de la Renaissance italienne et bakhtinien convaincu, qui etait venu de Kharkov a Moscou pour y devenir tres vite l'un des participants les plus actifs de nombreux seminaires et debats intellectuels qui fleurissaient encore a la fin des annees 60.

Aaron Gourevitch etait sans doute le leader de ce groupe. En 1970, il a publie un livre de synthese sur "Les origines du feodalisme" ou il a formule sa conception selon laquelle les rapports economiques et sociaux sont incomprehensibles en dehors des cadres mentaux. Par ce geste, l'histoire culturelle n'etait pas seulement rehabilitee, mais placee au centre de l'histoire globale. Le livre a donne lieu a des debats acharnes, dont l'evenement central etait la discussion organisee dans le departement de l'histoire medievale de l'Universite de Moscou. Mais, etrangement, la discussion a eu lieu en absence de l'auteur et de ses amis: il etait trop clair, meme pour les adversaires de Gourevitch, que le debat ouvert avec les medievistes non-traditionnels risquait d'etre un disastre. Les conservateurs ont donc prefere, selon un mode de fonctionnement typique pour l'epoque, de se limiter a la discussion aux portes fermees, dont ils pouvaient faire un rapport optimiste aux responsables ideologiques. Une histoire bien semblable etait aussi arrivee au livre de Leonide Batkine sur les fondements sociaux de la Renaissance, ou il mettait en cause l'interpretation marxiste traditionnelle selon laquelle l'humanisme etait la premiere forme de l'ideologie bourgeoise.

Avec ces debats, l'autorite des medievistes non-traditionnels s'etait beaucoup accrue. Ils etaient en train de devenir une force intellectuelle que les conservateurs ne pouvaient plus ni ecarter du champs professionnel, ni ignorer, ni meme combattre avec succes. D'ou la strategie choisie par le groupe dominant, qui consistait a couper les medievistes non-traditionnels des etudiants (et bien sur de l'etranger) et de les compromettre, autant que possible, en imposant a l'opinion publique leur image comme non-professionnels, comme theoriciens qui "s'exprimaient" dans leurs livres au lieu de servir, modestement, a la verite.

"Vivre et mourir au Moyen Age" (1991)

Apres la soutenance de sa deuxieme these (1969), Yuri Bessmertny s'est plonge, a la suite de Gourevitch, dans l'etude de la culture medievale. A cette epoque, sa reputation intellectuelle, deja tres haute apres la sortie de son premier livre, s'affirma tres fortement, et sa position du personnage cle de l'historiographie non-officielle etait communement acceptee par le milieu academique.

Au cours des annees 60, le petit equipe des medievistes, avec Aaron Gourevitch et Yuri Bessmertny a la tete, etait extremement actif en pratiquant et en propagant "la nouvelle histoire", aussi bien qu'en introduisant au lecteur sovietique l'oeuvre des historiens de l'ecole des "Annales". Avec Gourevitch, Bessmertny a co-dirige une serie de recueils des comptes-rendus qui ont fait connaitre en Russie des livres comme "Le dimanche de Bouvine" de Duby ou "Montaillou" de Le Roy Ladurie. A l'epoque, il etait hors de question de les traduire (ce n'etait qu'au prix des tres grands efforts que Gourevitch a su traduire "L'Apologie pour l'histoire" de Marc Bloch). Aujourd'hui, la traduction dans le domaine des sicences sociales s'est largement repandue en Russie. A l'epoque, le role de la traduction etait joue par les recueils des comptes-rendus.

La production originale des medievistes non-traditionnels n'etait pas moins importante. Le grand livre de l'epoque etait "Les categories de la culture medievale" d'Aaron Gourevitch paru en 1972. De son cote, Yuri Bessmertny a publie plusieurs articles sur de aspects divers de la culture medievale. Neanmoins meme au moment ou l'influence intellectuelle de Gourevitch etait a son apogee, les interets scientifiques de Bessmertny etaient un peu differents. Il s'interessait a la frontiere de l'histoire sociale et l'histoire culturelle. Vers les annees 80, la demographie historique est devenu son theme des recherches principal. C'etait l'epoque ou, en France, le passage s'ammorca de l'histoire globale a la micro-historie, et Bessmertny n'y resta pas inattentif. Son approche etait surtout influencee par l'anthropologie historique. Le livre "Vivre et mourir au Moyen Age" est caracterise par la combinaison de l'analyse sociale quantitative dont Bessmertny etait toujours le maitre, avec la reconstruction des attitudes mentales qui dominaient dans la vie familiale de la France medievale, aussi bien qu'avec l'attention a des cas individuels et meme exceptionnels que les sources, parfois, permettent de decouvrir.

Ce livre, ne publie qu'en 1991, reflete les preoccupations de Bessmertny de la periode d'avant la perestroika, mais s'ouvre deja vers la problematique qui est devenue la sienne dans les annees 90.

Perestroika et la profession historienne

Perestorika etait, pour Bessmertny comme pour la grande majorite des intellectuels russes, ce a quoi l'on ne pouvait jamais rever. Et neanmoins il s'est revele beaucoup mieux prepare aux changements que la plupart des collegues pour lesquels la disparition du communisme voulait dire que tout le travail d'accomodation avec lui etait devenu superflu. C'est juste a cette epoque que les anciens clivages, toujours connus dans le milieu professionnel mais caches du public, ont apparu sur le surface. Les attitudes differentes vis-a-vis de la politique gorbatchevienne ont decidement separe les medievistes traditionnels et non-traditionnels. Ce n'est qu'a cette epoque qu'on a commence de parler publiquement de deux historiographies au sein de l'historiographie sovietique laquelle se toujours voulait profondement unie.

On sait que le grand debat politique de l'epoque gorbatchevienne portait sur l'histoire nationale. D'ailleurs ce ne sont pas les historiens, mais les ecrivains ou les journalistes qui ont anime ce debat. Parmi les historiens il y avait aussi un mouvement democratique qui essayait de contribuer a la revision de la conception stalinienne de l'histoire, encore dominante dans l'enseignement. Mais ce mouvement a aussi essaye d'attirer l'attention publique a l'etat des recherhes et d'enseignement de l'histoire, c'est-a-dire d'inaugurer une reforme de la profession historienne. Yuri Afanassiev etait le leader des historiens democratiques, mais la majorite de la profession s'est montree tres sceptique, sinon ouvertement hostile a ce mouvement. Normalement, dans les reunions des chercheurs travaillant a l'Institut d'Histoire Universelle, Afanassiev se trouvait presque seul contre les conservateurs. Presque - parce que il y avait quelques-uns qui le soutenaient toujours - Leonide Batkine, Aaron Gourevitch et Yuri Bessmertny, avec certains autres membres de leur equipe. Mais la perestoika etait un exemple evident du role social des minorites actives. Minoritaires dans la profession, mais a l'autorite intellectuelle tres haute et appuyes, quoique du loin, par les dirigeants du pays, les historiens non-traditionnels sont en fait devenus leaders de la communaute professionnelle.

L'epoque de la perestroika a vu l'apparition des plusieurs nouvelles revues, dont en particulier l'"Odysseus", l'organe du groupe Gourevitch, dont Bessmertny etait un co-fondateur et dont il a assure, au debut des annees 90, la direction. La revue dont le premier numero a paru en 1989, est devenue une sorte des "Annales" russes. Son programme consistait dans l'histoire globale organisee autour de l'histoire culturelle. A cote des medievistes non-traditionnels, les philosophes bakhtitiens et les semiologues de l'ecole de Tartu ont contribue au succes de la revue, qui est devenue le periodique le plus important, dans le domaine des sciences humaines et sociales, de la premiere moitie des annees 90. Les meilleurs historiens etrangers ont aussi collabores a l'"Odysseus". Dans une tres grande mesure, le succes de l'"Odysseus", malgre les conditions materielles defavorables du debut des annees 90, etait du a l'activite de Yuri Bessmertny.

L'un des faits majeurs des annees 80 etait l'ouverture vers l'etranger. Inutile de dire que les medievistes non-traditionnels n'etaient pas, avant, permis de sortir du pays. Cela n'a pas empeche qu'ils etaient mieux connus a l'etranger et beaucoup plus estimes que les conservateurs. Des la perestroika ce n'etaient plus les conservateurs, mais les nouveaux historiens qui representaient l'historiographie sovietique sur la scene internationale, ce qui n'a pas reste sans consequences pour les rapports des forces a l'interieur du pays. Ainsi, c'est Yuri Bessmertny qui a organise le grand - et tres important pour l'historiographie sovietique - colloque international a Moscou a l'occasion de l'anniversaire des "Annales" en 1989. Les participants russes du colloque ont ete frappe par un changement radical, presque carnavalesque du monde symbolique, par le sentiment de voir un monde a l'envers: c'etait Gourevitch qui, du podium, presidait le colloque, tandis que Goutnova et les autres medievistes officiels etaient assis dans la salle.

Le role de Yuri Bessmertny comme organisateur des contacts internationaux est difficile a surestimer. Soutenu par le directeur liberal de l'Institut d'Histoire Universelle Alexandre Tchubarian, Bessmertny est devenu le coordinateur des plusieurs programmes de collaboration tant avec la Maison des Sciences de l'Homme et d'autres institutions francaises qu'avec nombre des institutions americaines et allemandes dont Max-Planck-Institut fur Geschichte, la collaboration avec lequel a donne lieu a quelques colloques et publications. Si aujourd'hui l'historiographie russe est beaucoup mieux integree qu'avant dans le milieu professionnel occidental, c'est en partie a cause de l'activite de Yuri Bessmertny.

Les annees 90: la deuxieme jeunesse

Tous ceux qui ont connu Yuri Bessmertny ont ete beaucoup impressionnes par son dynamisme qui semblait accroitre avec chaque an, surtout au cours des annees 80 et 90. Il etait presque seul dans la brillante generation dont il faisait partie, qui, dans les annees 90, a essaye de depasser la perspective dans laquelle il avait travaille avant. Les contacts permanents qu'il a etabli avec l'historiographie occidentale, aussi bien que sa curiosite intellectuelle qui faisait l'un de ses traits les plus caracteristiques, lui ont aide a decouvrir tout l'interet des nouvelles approches, et tout particulierement de la microstoira et de l'histoire de la vie privee. Les dernieres annees de sa vie il a travaille precisement sur ces sujets. C'est ce tournant qu'il a donne a son opus magnum sur lequel il a travaille depuis trente ans et qui a reste inacheve, a savoir, a son livre sur la chevalerie medievale. Son approche de ce sujet developpait la combinaison des approches macro- et microhistoriques qui etait deja caracteristique de son livre sur la demographie historique. La chevalerie apparait, dans les articles qu'il a recemment publie, comme une serie des portraits individuels analyses sur le fond des pratiques et des representations considerees typiques pour le milieux, l'accent special ayant ete mis sur la vie privee et familiale. C'est la que Bessmertny considerait possible de trouver des traces des attitudes personnelles de ses heros. C'est juste ce quete de l'individu en histoire qui a constitue l'essentiel de sa recherche des annees 90.

C'est a cela que tient le role absolument sans pair que Bessmertny a joue dans l'historiographie russe des annees 90. Il etait probablement le seul leader de la profession historienne autour duquel il se forma un groupe enthusiaste des jeunes historiens. La formation dans le seminaire de Bessmertny sera peut-etre un trait generationnel des medievistes de Moscou qui ont autour de 30 ans aujourd'hui. Nombre des publications qui ont fait l'evenement sont recemment sorties de ce seminaire, a commencer par deux volumes de "La vie privee" et jusqu'a la nouvelle revue "Kasus" ("Le cas") dont trois premiers numeros ont vu le jour du vivant de l'editeur. Il est significatif que l'equipe Bessmertny, tout en consistant pour l'essentiel des medievistes, a fini par inclure nombre des historiens travaillants sur d'autres periodes et d'autres pays que l'Occident medieval, y compris par exemple les historiens de la Russie du XIXe siecle. Son influence, comme avant il etait le cas du groupe Gourevitch, a donc marque l'historiographie russe bien au-dela des etudes medievales.

Pour un tel epanouissement, il fallait y avoir des causes plus profondes que la personnalite dynamique et attrayante de Yuri Bessmertny qui possedait la capacite assez rare de se donner entierement au travail collectif (il etait en outre le directeur de recherches extremement attentif). Il semble que l'interet porte du cote des cas individuels, de la vie privee ou des rapports familiaux - et c'etait essentiellement sur cela que l'equipe Bessmertny a concentre ses efforts - temoigne de l'etat d'esprit typique pour les jeunes intellectuels russes des annees 90 qui, a tort ou a raison, se sentent souvent decus par l'evolution sociale et politique de la periode d'apres la perestroika. Les jeunes se sont plies sur eux-memes. Mais tout dangereux qu'un tel developpemnet peut etre, il faut aussi en voir des cotes promettants. En particulier, en ce qui concerne l'histoire, c'est juste cette experience sociale qui s'etait condensee dans une seule approche vraiment nouvelle de l'histoire qui jusqu'a present est apparue dans l'historiographie post-sovietique est en a enrichi l'outillage methodologique. On peut penser differement des fonctions de l'histoire dans une societe. Une d'elle qui, aujourd'hui, commence a etre evoquee en Russie de plus en plus souvent, c'est sa capasite d'aider l'homme a comprendre soi-meme. C'est precisement cela qui expliquerait la place centrale de l'equipe Bessmertny dans l'historiographie russe des annees 90.

Il n'y a pas pas mal de nouveaux developpements, deja marques par les ouvrages de qualite, sur la carte de la vie intellectuelle russe des annees 90. La philosophie serait representee tout d'abord par un groupe de post-modernistes dont le leader est Valery Podoroga. Dans la philologie, qui etait traditionnellement le domaine le plus actif de la renovation intellectuelle, ce role appartient probablement au mouvement neo-academique qui s'est forme autour de la "Nouvelle Revue Litteraire" d'Irina Prokhorova. Sur cette carte, l'histoire semble representee en premier lieu par l'equipe Bessmertny.

Chercheur scrupuleux toujours ouvert a des innovations intellectuelles, homme de principe etranger a toute forme de dogmatisme (sa modestie personnelle faisant impossible pour lui d'elever en dogme ses propres convictions), Yuri Bessmertny a laisse l'oeuvre la plus marquante de l'historiographie post-sovietique.

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